En raison notamment des conséquences du confinement que vit actuellement la France, de nombreuses entreprises traversent une période de cessation partielle ou totale de leur activité, que celles-ci recourent ou non au chômage partiel (voir la note du cabinet sur le chômage partiel : https://www.village-justice.com/articles/coronavirus-virus-covid-teletravail-conges-chomage-partiel-modalites-legales,34129.html).
Certaines entreprises sont amenées à cesser leur coopération avec des partenaires, parfois de longue date, avec lesquelles peut exister un rapport de dépendance économique.
Or, la rupture de relations commerciales est encadrée. Il faut dans un premier temps se référer aux modalités de résiliation prévues au sein du contrat – s’il en existe – conclu par les parties, en ce compris la clause de force majeure.
Le sujet de la clause de force majeure est traitée dans une autre note du cabinet (https://bondard.fr/clause-de-force-majeure-sein-de-vos-contrats-commerciaux-tenant-compte-coronavirus-covid-19/).
Ainsi, nous traitons dans cette note de la situation particulière de la rupture d’une relation commerciale établie avec une entité en situation de dépendance économique.
I. Qu’est-ce que la dépendance économique ?
La dépendance économique est un état dans lequel se trouve une entreprise dès lors qu’il est établi qu’elle est dans l’impossibilité de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec une autre entreprise (Cass. com., 3 mars 2004, n° 02-14.529 ; Cass. com., 2 décembre 2008, n° 08-10.731 ; Cass. com., 12 février 2013, n° 12-13.603).
Ainsi, généralement du fait de l’importance que représente un partenaire commercial donné pour le chiffre d’affaire d’une entreprise, celle-ci se trouve en situation de dépendance économique vis-à-vis de ce partenaire.
Du fait de cet état, le partenaire commercial ne saurait rompre la relation commerciale établie sans préavis sous peine de mettre la société victime de la rupture en situation de péril économique.
II. Est-il possible de rompre brutalement une relation commerciale établie avec un prestataire ?
La rupture d’une relation commerciale établie exige l’émission d’un préavis proportionné à la durée de la relation. En effet, l’article L. 442-1 II du Code de commerce dispose que :
« Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.
En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d’une durée insuffisante dès lors qu’il a respecté un préavis de dix-huit mois. »
Ainsi, il faut d’abord se référer aux dispositions contractuelles en matière de résiliation sans faute et de résiliation pour faute. A défaut de telles dispositions, il faudra déterminer la durée d’un préavis raisonnable.
La rédaction de l’article L. 442-1 II, anciennement codifié à l’article L. 442-6.I.5, mentionne seulement « la durée de la relation commerciale » comme facteur permettant de déterminer la durée de ce préavis.
La possibilité de rupture brutale des relations commerciales n’est pas tributaire de l’existence ou non d’un état de dépendance économique de la victime (T. com. Amiens, 22 oct. 1999 : RJDA 2/00, n° 217, p. 187).
Toutefois, ce facteur est aggravant et peut éventuellement conduire à une appréciation plus protectrice de la durée du préavis nécessaire et ainsi avoir une incidence sur le préjudice subi par la victime (Cass. com., 6 nov. 2012, n° 11-24.570 : JurisData n° 2012-025179). Ainsi « plus la dépendance économique est grande, plus le préjudice découlant du caractère brutal est important » (CA Douai, 15 mars 2001, n° 1999/01301 : JurisData 2001-150707).
Ce contexte doit être clairement analysé pour chaque entreprise victime d’une rupture brutale et le préavis calculé de façon spécifique selon les circonstances de l’espèce (Cass. com., 7 oct. 2014, n° 13-19.692 : JurisData n° 2014-024183).
Selon les termes de la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 9 mai 2018 (n° 16/02810) : « l’évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de toutes les circonstances de nature à influer sur son appréciation au moment de la notification de la rupture, notamment (…) l’état de dépendance économique de la victime ».
Dans un autre arrêt, en date du 11 avril 2018 (n° 15/02833), la cour d’appel de Paris précisait que :
« dans l’évaluation du délai de préavis suffisant, il y a lieu d’apprécier l’état de dépendance économique en se référant à la part du chiffre d’affaires de l’auteur de la rupture dans le chiffre d’affaires de celui qui se prétend victime d’une rupture brutale ».
Ainsi, la caractérisation d’un état de dépendance économique est un paramètre à surveiller lors de la détermination du délai de préavis, à titre de circonstance aggravante.
Pour autant, une rupture des relations contractuelles sans préavis est possible, en cas d’une part d’inexécution par l’autre partie de ses obligations et d’autre part en cas de situation de force majeure.
Ces deux cas sont expressément visés par l’alinéa final de l’article L. 442-1 II du Code de commerce, lequel dispose que :
« Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. »
Concernant l’inexécution, il est de jurisprudence constante que la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier une résolution par dénonciation unilatérale, peu importe que le contrat soit à durée déterminée ou non (Cass. civ., 1ère, 20 févr. 2001, n° 99-15.170 ; Cass. civ. 1ère, 28 oct. 2003, n° 01-03.662).
La Cour de cassation, au visa de l’ancien article 1134 du Code civil, a notamment rappelé que « la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier que l’autre partie y mette fin (…), peu important les modalités formelles de résiliation contractuelle » (Cass. com. 10 févr. 2009, n° 08-12.415, RTD civ. 2009. 318, obs. B. Fages; RDC 2010. 44, obs. Th. Genicon).
Elle a également considéré que le défaut de performance constituait un comportement grave justifiant la rupture unilatérale du contrat (Cass. civ. 1ère, 5 nov. 2008, n° 07-20.113 RTD civ. 2009. 119, obs. B. Fages).
La Cour de cassation reconnaît aussi à une partie un droit de résoudre unilatéralement le contrat si un manquement grave à la loyauté contractuelle se fait présent. Elle reproche des manquements à la bonne foi contractuelle, tant lors de la naissance des relations contractuelles que lors de leur poursuite (Cass. com. 23 sept. 2008, no 07-10.025, RTD civ. 2009. 320, obs. B. Fages ; CCC 2008. Comm. 272 ; Cass. com. 31 mars 2009, no 07-20.991, JCP 2009. I. 273, no 33, obs. P. Grosser).
Concernant la force majeure, celle-ci est appréciée conformément aux critères de l’article 1218 du Code civil : extériorité, irrésistibilité et imprévisibilité.
Pour plus d’informations, et notamment sur la qualification de la pandémie de coronavirus (« Covid-19 » ) en tant que cas de force majeure, nous vous renvoyons à notre article « Clause de force majeure, épidémies et liberté contractuelle »:
https://bondard.fr/clause-de-force-majeure-sein-de-vos-contrats-commerciaux-tenant-compte-coronavirus-covid-19/ et https://www.village-justice.com/articles/clause-force-majeure-epidemies-liberte-contractuelle,34085.html.
Ainsi, sous réserve que l’inexécution soit grave ou la force majeure caractérisée, la partie rompant la relation commerciale établie sera dispensée d’émettre un préavis et les parties seront alors, dans certains cas, remises en l’état.
III. A défaut de l’inexécution ou de la caractérisation d’un cas de force majeure, la société qui rompt la relation commerciale établie sans préavis sera-t-elle de facto responsable ?
Il est possible de rompre brutalement une relation commerciale établie avec un prestataire sans pour autant arguer de l’inexécution ou d’un cas de force majeure, en la justifiant par les circonstances économiques entourant l’exécution du contrat, et ce quand bien même le prestataire serait en situation de dépendance économique.
Dans un arrêt du 6 février 2019 (n°17-23.361) la chambre commerciale de la Cour de cassation a en effet affirmé que la rupture brutale d’une relation commerciale établie sans préavis pouvait être justifiée par les circonstances économiques, empêchant ainsi d’imputer la rupture à l’une des parties à la relation. La Cour interprétant alors l’ex article L. 442-6.I.5 du Code de commerce, désormais codifié à l’article L. 442-1 II susvisé.
En l’espèce, une société X fournissait des logiciels et services annexes à une société Y avec laquelle elle entretenait une relation d’affaire depuis 2003, cette dernière « constituait son principal client », caractérisant ainsi l’existence d’une situation de dépendance économique.
Du fait de la crise économique de 2008, la société Y a connu une baisse d’activité l’ayant conduite à réduire le volume de ses commandes auprès de la société X. Cette décision s’est répercutée sur les finances de cette dernière, laquelle a alors assigné la société Y pour la rupture de la relation commerciale établie sans préavis. La Cour de cassation a alors retenu que :
« (…) après avoir relevé que les relations entre les parties s’inscrivaient dans le cadre d’une commande ouverte devant être suivie de commandes particulières et retenu, hors toute dénaturation, que la société Y justifiait d’une diminution significative de son activité de promotion immobilière durant la période du 1er juillet 2008 au 30 juin 2009, consécutive à la crise économique et financière de 2008, l’arrêt en déduit que la rupture dont se plaint la société X n’est pas imputable à la société Y ; qu’en l’état de ces seuls motifs (…) a pu rejeter la demande de la société X »
Ainsi, les circonstances économiques ont pu écarter l’imputabilité de la rupture à la partie attaquée et ce sans qu’une situation de force majeure n’ait été caractérisée. En conséquence, aucun préavis n’avait à être adressé la société X.
La chambre commerciale de la Cour de cassation avait déjà retenu une solution similaire dans un arrêt du 12 février 2013 (Cass. com., 12 février 2013, n° 12-11.709), rendue sur le même fondement :
« (…) qu’après avoir relevé que la baisse de commandes des sociétés Caterpillar auprès de la société CMI, significative à compter de 2008 et maintenue en 2009, s’expliquait par la diminution des propres commandes des sociétés Caterpillar, qui justifiaient d’une diminution de leur activité de 70 % entre 2007 et 2008, consécutive à la crise économique et financière de 2008 qui a eu de fortes répercussions sur les secteurs de la construction et des travaux publics entraînant l’effondrement des commandes d’engins de construction, et que le juge-commissaire a constaté dans son ordonnance du 11 mai 2009 le caractère sinistré de l’activité de Caterpillar depuis plusieurs mois, l’arrêt retient qu’il ne peut être démontré l’existence d’une quelconque rupture de la relation commerciale établie entre CMI et chacune des sociétés Caterpillar, celles-ci ayant certes diminué de façon significative leur volume de commandes auprès de leur sous-traitant, mais compte tenu de la diminution de leurs propres commandes et donc de façon non délibérée ;»
Dans un arrêt du 14 janvier 2016, la cour d’appel de Paris a admis, toujours sur le fondement de l’ex article L. 442-6. I.5, que la rupture brutale d’une relation commerciale établie, justifiée par « la baisse du volume du chiffre d’affaires des commandes passées (…) ne présente aucun caractère fautif, puisqu’elle résulte de la conjoncture économique subie » (CA Paris, pôle 5, ch. 5, 14 janvier 2016, n° 14/16799).
Dans un autre arrêt, la chambre commerciale de la Cour de cassation a retenu sur le même fondement qu’un donneur d’ordres ne peut être contraint de maintenir un niveau d’activité auprès de son sous-traitant lorsque le marché lui-même diminue, de sorte que la « baisse des commandes (…) inhérente à un marché en crise, n’engage pas sa responsabilité » (Cass. com., 8 novembre 2017, n° 16-15.285).
Ainsi, à défaut de caractérisation de la force majeure, il devrait donc être possible dans certains cas d’espèce, d’invoquer un changement de circonstances économiques pour justifier l’arrêt d’une relation commerciale établie avec un partenaire en situation de dépendance économique. L’influence du Covid-19 sur le ralentissement de l’activité économique pourrait ainsi être invoquée afin d’exclure la responsabilité de la partie à l’origine de la rupture.
Nous sommes à votre disposition pour toute question.
Maître Céline Bondard
Avocat à la Cour et au Barreau de New York
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