Avec la directive 2015/2436 et règlement (UE) 2015/2424), le Parlement et le Conseil européens ont mis en place la suppression de l’exigence de représentation graphique des marques, ouvrant ainsi la voie à d’autres systèmes d’identification. Cette réforme, dite « Paquet Marques », pourrait traduire un bouleversement en droit européen des marques car elle établit le passage d’une protection basée sur la description, à un système qui fait appel à l’ensemble de nos sens : la vue, mais aussi l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher.

 

De la marque « description » …

 

La nécessaire représentation « graphique » d’une marque

Jusqu’à peu, l’ancienne directive européenne (2008/95/CE) définissait une marque comme tout « signe susceptible d’une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises (article 2) ».

Il n’existe, à ce jour, aucune loi ou réglementation interdisant le dépôt et la protection d’un son, d’une odeur, d’un goût ou d’une texture à titre de marque en France. Néanmoins, la représentation graphique était, jusqu’ici, une condition d’existence même de la marque.

Prenons l’exemple de l’odorat : une tendance marketing relativement récente consiste à diffuser des parfums reconnaissables dans certaines boutiques de marques connues. Mais comment une odeur (provenant d’un parfum, d’une bougie ou même d’un pneu) pourrait-elle faire l’objet d’un dépôt de marque ?

 

« L’odeur de l’herbe fraîchement coupée »

A titre d’exemple, l’Intellectual property office du Royaume-Uni accepte de reconnaître les odeurs lorsqu’elle sont précisément décrites : « Une fragrance florale/ odeur rappelant la rose » pour des pneus[1] et une « forte odeur de bière amère » pour des fléchettes[2].

De même, l’office européen des marques (OHMI) a autorisé l’enregistrement de « l’odeur de l’herbe fraîchement coupée » pour des balles de tennis en 1999, en considérant qu’il s’agit d’une « odeur distincte que tout le monde reconnaît immédiatement sur la base de ses souvenirs.[3] » 

Cette position demeure néanmoins controversée car une telle marque ne saurait être perçue de façon objective, et revêtirait une perception différente pour chaque individu, ce qui ne permettrait pas d’identifier l’objet exact bénéficiant d’une protection.

Ainsi, trois ans plus tard, la CJCE (Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) a repris les critères et considéré que « les exigences de la représentation graphique ne sont pas remplies par une formule chimique, par une description à l’aide de mots écrits (« une senteur balsamique fruitée avec une légère note de cannelle »), par le dépôt d’un échantillon d’une odeur ou par la combinaison de ces éléments »[4].

 

…À l’émergence de la marque « sensation »

 

On dépose quoi maintenant alors ?

Avec la réforme dite « Paquet Marques », les offices européens ouvrent le champ des possibles, en autorisant notamment l’enregistrement d’une marque olfactive avec un échantillon de l’odeur, et sa description graphique.

Nous passons donc, avec ce dépôt d’échantillons, d’une condition objective – la représentation graphique de la marque – à une condition plus subjective, à savoir sa représentation « d’une manière qui permette aux autorités compétentes et au public de déterminer l’objet exact bénéficiant de la protection conférée au titulaire » (article 3 de la nouvelle Directive et article 4 du nouveau Règlement).

En ce sens, nous passons d’un système fondé sur la « description » à un système fondé sur la « sensation » en droit des marques.

 

Les offices d’enregistrement vont-ils s’y retrouver ? Et nous ?

Si l’ouverture que représente cette réforme est ambitieuse, le « Paquet Marques » risque de poser plusieurs difficultés qu’il sera utile d’anticiper :  

  • L’enregistrement de la marque au sein des offices. La suppression de l’exigence de représentation graphique risque d’entraîner des difficultés au sein des offices qui n’ont pas actuellement les moyens humains et techniques de procéder à l’examen de ces demandes non conventionnelles. L’enregistrement ayant pour but de rendre la marque opposable aux tiers, il est important que ceux-ci puissent identifier le signe précisément et facilement, ce qui risque de poser problème avec la réforme.  
  • L’exigence de distinctivité d’une marque. L’une des principales difficultés que l’on pourrait rencontrer à l’adoption d’une odeur comme signe distinctif réside dans le fait que celle-ci est intimement liée au produit lui-même (les marques olfactives pour les parfums ou les bougies parfumées par exemple). Autrement dit, cela pourrait exclure le dépôt à titre de marque d’une fragrance pour absence de distinctivité, dès lors que l’on choisit de considérer que l’odeur confère sa valeur substantielle au parfum.  De ce point de vue, la portée de la réforme pourrait être limitée pour des marques de bougies, par exemple.
  • L’appréciation du risque de confusion entre les marques, et donc de la contrefaçon. L’évaluation de la confusion et des similitudes concernant quelque chose d’aussi subjectif qu’une odeur pourrait poser problème en matière de contrefaçon. Par ailleurs, les conflits entre marques « traditionnelles » et marques « non traditionnelles » nous exposeraient à de nouvelles difficultés liées à l’appréciation du risque de confusion : par exemple, comment résoudre le conflit potentiel entre une marque verbale « ROSE », une marque olfactive « odeur de rose », et une marque figurative représentant une rose, pour les mêmes produits ? L’odeur pourrait-elle constituer une antériorité opposable à une marque verbale ? Il nous apparait que les tribunaux français pourront à terme choisir de prendre cette direction. La question se posera de la même façon pour l’appréciation et l’opposabilité des marques gustatives, les marques de texture ou tactiles, qui pourraient désormais faire l’objet d’un dépôt.

 

Conclusion

La portée de cette réforme nous semble donc à la fois représenter une ouverture significative concernant les dépôts possibles et nécessiter, à terme, un encadrement précis afin de préserver le monopole et l’identité acquise par chaque dépositaire. En cas de doute, ces prochaines années, attendons-nous à voir de nombreuses marques combiner, à titre de précaution, tous les différents types de dépôts possibles.

 

Article rédigé avec la contribution de Maître Nour Mouhaidine, Avocat à la Cour, Collaboratrice du cabinet Bondard.

 

Bibliographie 

Textes :

  • Directive 2008/95/CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 octobre 2008 ;
  • Directive (UE) 2015/2436 du Parlement Européen et du Conseil du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques ;
  • Règlement (UE) 2015/2424 du Parlement Européen et du Conseil du 16 décembre 2015.

Jurisprudences :

  • Décision de la chambre des recours de l’OHMI, 11 février 1999, Smell of Fresh Cut Grass, « l’odeur de l’herbe fraîchement coupée » ;
  • CJCE, 12 décembre 2002, affaire C- 273/00, Siekmann (Ralf) c. Deutsches Patent- und Markenamt.

 

[1] sumitomo rubber co, GB 2001416

[2] unicorn products, GB 2000234

[3] Décision de la chambre des recours de l’OHMI, 10 février 1999

[4] CJCE, 12 décembre 2002, affaire C- 273/00, Siekmann (Ralf) c. Deutsches Patent- und Markenamt

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